« Smombies » : comment sortir les villes de l’addiction aux écrans ?

Contraction de « smartphone » et de « zombie », le smombie a envahi les rues du monde entier. Et si les villes donnaient demain aux citadins l’envie de décoller les yeux de leur écran ?

« Smombies » : comment sortir les villes de l’addiction aux écrans ?
© Fotokita sur iStock

Ils ont envahi les trottoirs, les carrefours, les escalators du métro. Impossible de les rater, bien que votre existence passe le plus souvent inaperçue pour eux (sauf collision malencontreuse). À moins que vous ne fassiez vous-mêmes partie de cette « espèce hybride, à cheval entre le réel et le virtuel, mi-homme, mi-smartphone » décrite par le conférencier et consultant Hubert Beroche – le « smombie » ? 

L’épidémie est loin d’être anodine. À Séoul, relève l’auteur d’un ouvrage intitulé Smombies. La ville à l’épreuve des écrans (éd. de l’Aube, paru le 7 mars 2025), 61 % des accidents de la route impliquent un piéton n’ayant d’yeux que pour les pixels. Au point que la ville a décidé de mettre les grands moyens pour protéger les citadins de ces « zombies » de l’ère numérique, en installant par exemple des bandes lumineuses au sol passant du vert au rouge pour signaler le passage des véhicules. Des ingénieurs sud-coréens ont également mis au point une appli permettant de détecter des obstacles grâce à la caméra frontale des smartphones, couplés à la reconnaissance d’image, afin d’alerter l’utilisateur… qui a encore moins de raisons de relever la tête.

Autre type d’aménagement spécial smombie : les « phone lanes », ces rues piétonnes réservées aux utilisateurs actifs de smartphone, que l’on retrouve aussi bien à Anvers, en Belgique, qu’à Chongqing, en Chine. De quoi éviter les accidents de texto. 

+ 48 % d’écrans publicitaires en 2025

Savamment orchestrée par les spécialistes de la « captologie », l’addiction aux écrans n’est pas un phénomène vraiment nouveau. Ce que l’on sait moins, c’est à quel point la « smombification » transforme aussi les villes. Et façonne, pour reprendre les termes de Hubert Beroche, une « nouvelle urbanité » dans laquelle l’addiction aux smartphones trouve un écho dans la prolifération sans fin des écrans publicitaires. Rien que dans les gares françaises, leur nombre devrait augmenter de 48 % au cours de l’année 2025, révèle une enquête de Reporterre. 

« L’ère post-écran ne signifie pas forcément une ère post-connectivité, et donc post-marchandisation de notre attention. »

Ces évolutions bousculent les interactions urbaines, de plus en plus soumises au règne d’interfaces numériques en tous genres. « Avec les applications smartphone, oreillettes, lunettes ou montres connectées, le piéton suréquipé est capable de consommer le centre-ville de façon augmentée, constate le sociologue Benjamin Pradel, cofondateur de l’agence Intermède, dans une publication LinkedIn. Le patrimoine ou les publicités lui envoient des informations, les capteurs le renseignent, il trouve son chemin en ligne, etc. » Au point qu’une ville « post-écran » semble aujourd’hui difficile à imaginer, si ce n’est en s’imaginant un futur où les écrans auraient été remplacés par des lunettes connectées. « L’ère post-écran ne signifie pas forcément une ère post-connectivité, et donc post-marchandisation de notre attention », signale l’expert lorsque nous le joignons par téléphone. Autrement dit, même si les écrans étaient un jour complètement bannis des villes, le marché publicitaire trouverait toujours les moyens de monétiser notre « temps de cerveau disponible » à travers d’autres gadgets connectés. 

Quand les « zones blanches » auront la hype

Pour en revenir au smartphone : on peut bien sûr tenter d’interdire son usage dans la rue, à l’instar de la ville japonaise de Yamato qui a communiqué sur le sujet en 2020 (en misant sur l’instauration d’une nouvelle norme sociale plutôt que sur des amendes distribuées aux piétons réfractaires). Idem dans le village de Seine-Port (Seine-et-Marne) devenue en février 2024 la « la première commune sans smartphone » de France après un vote local – jusqu’à ce que l’arrêté soit retiré quelques mois plus tard par le maire, en raison de l’illégalité d’une telle interdiction.

Il n’empêche que dans le futur, « l’idée de rue blanche, préservée du flux informationnel, zones de ressourcement dans le flux, pourrait faire son chemin pour se différencier  », suggère Benjamin Pradel dans une étude prospective menée en 2020 intitulée « Demain, la ville ». Bref, ces zones sans réseau, propices à la « déconnexion », pourraient même  devenir un argument de marketing territorial à part entière. Adieu, véhicules autonomes, réservation de VTC et navigation GPS dans les rues ! 

Mais si le concept a sans doute de quoi séduire les citadins sur-sollicités en quête de digital detox, le sociologue s’interroge : « La déconnexion permet-elle vraiment de redonner la rue aux individus ou contraint-elle la liberté de mouvement que la connectivité facilité par la numérisation des services de mobilité ? » Dans le cadre d’une étude publiée par l’organisation britannique The Academy of Urbanism en 2021, 61 % des sondés ont estimé que le smartphone rendait les déplacements en ville plus accessibles. Nombre d’entre eux expliquaient par ailleurs ne pas être certains de pouvoir « survivre » en ville sans leur fidèle compagnon de poche.

Un sevrage total serait sans doute douloureux, et pas forcément nécessaire. Comme l’explique Benjamin Pradel, il existe plusieurs types d’écrans : certains nous absorbent dans d’autres mondes – virtuels — tandis que d’autres apportent une connexion avec le réel, et parfois même avec les autres êtres humains en chair et en os. Depuis son lancement en 2016, le jeu mobile Pokémon GO n’en finit pas de rassembler des chasseurs de bêtes dans les rues par le biais de la réalité augmentée (une Pokémon GO Fest est même organisée tous les ans aux quatre coins de la planète). 

Bataille attentionnelle

Et si, plutôt qu’une interdiction pure et simple des écrans, l’enjeu était avant tout que la ville parvienne à capter l’attention des citadins (en leur donnant au passage envie de décoller les yeux de TikTok et Instagram) ? C’est en tout cas ce que défend Hubert Beroche dans son essai, qui explore différentes voies pour affaiblir le monopole des écrans. Outre la régulation des écrans publicitaires (menée à bras le corps par des villes comme Lyon), l’auteur propose avant tout de « réenchanter la ville », à travers le jeu. Par exemple, en aménageant des infrastructures sportives dans l’espace public visant à « activer » les usagers.

« L’écran est par définition une technologie anti-urbaine. »
Hubert Beroche, auteur de l'essai Smombies

Une stratégie qui commence dès le plus jeune âge. « Il faut réorganiser la ville pour la rendre attractive et faire sortir les jeunes dehors », plaide l’architecte-urbaniste Madeleine Masse. Pour contrer le phénomène, l’experte plaide pour davantage d’espaces verts et de places où l’on peut respirer et se rassembler en toute liberté, toutes générations confondues. « Je lie cela à un projet écologique : cette reconquête du dehors est une question de survie, à la fois pour notre santé mentale et pour la planète », explique la fondatrice de l’agence d’urbanisme l’Atelier SOIL. Le risque sinon, serait de voir celle que l’on appelle la « génération d’enfants d’intérieur » se replier encore un peu plus sur leurs écrans… et se transformer, une fois qu’ils mettent le pied dehors, en smombies encore plus terrifiants.

Low-tech city

Pour Hubert Beroche, la lutte contre la smombification passe aussi par de nouveaux modes d’interaction plus « low-tech » avec les données urbaines, vouées à remplacer les bons vieux pixels. Et surtout, le modèle de la smart city qui avait droit de cité dans les années 2010, c’est-à-dire la ville ultra-connectée, sur-optimisée, parfois accusée de verser dans la surveillance de masse

Le think tank qu’il a fondé, UrbanAI, est à l’origine d’un programme dénommé « Screenless cities » dont plusieurs villes françaises sont partenaires : Bordeaux métropole, Paris 17e, ou encore Noisy-le-Grand. Les données environnementales, telles que le niveau de pollution atmosphérique, le bruit ou encore la consommation énergétique, sont vouées à être « incarnées » dans l’espace public, à l’image du nuage vert déployé au-dessus de la centrale thermique de Salmisaari, à Helsinki, en 2008. Grâce à un puissant laser projeté sur la vapeur émise, les artistes Helen Evans et Heiko Hansen, du collectif français HeHe, affichaient ainsi dans le ciel un nuage proportionnel à la consommation énergétique des habitants du quartier sur la journée venant de s’écouler. « Le projet a suscité un dense réseau d’interactions sociales au sein desquelles des organisations artistiques, la ville et des communautés locales se sont coordonnées ou créer un moment “de coupure”, et assister à l’agrandissement le plus spectaculaire possible du nuage vert », constatait alors la chercheuse Noortje Marres qui a travaillé sur le projet.

Autre exemple : dans le cadre d’un hackathon organisé par UrbanAI, des étudiantes de l’École de design de Nantes Atlantique ont imaginé des bulles d’eau matérialisant les données collectées par la métropole sur la Loire. Une bulle serait par exemple plus ou moins troublée pour indiquer le niveau de pollution. Hubert Beroche a aussi travaillé avec une chercheuse italienne, Rachele Didero (du MIT Tangible Media Group), à la conception de panneaux recouverts d’un textile thermochromique permettant de localiser les îlots de fraîcheur dans la ville, grâce à des pigments de couleur réagissant aux différences de température. 

Bref, toute une panoplie de dispositifs low-tech qui donnent à voir des données méconnues du grand public. « L’enjeu de ces interfaces sensibles consiste à utiliser la ville – au lieu de nos écrans – comme interface avec la ville », résume Hubert Beroche, pour qui «  les écrans sont par définition une technologie anti-urbaine. » Il ne manque désormais qu’un retour de hype suffisamment massif du dumbphone – pensez : Nokia 3310 et téléphones à clapet – pour porter le coup de grâce aux smombies.