« Le marxisme a été aveugle à la question animale »

« Le marxisme a été aveugle à la question animale »
Extrait du dessin animé « Les Aristochats » (1970) © Walt Disney Pictures

ARCHIVE // Dans son essai Marx for Cats : a radical bestiary– où elle montre comment la question féline traverse l’histoire des mouvements sociaux –, la théoricienne critique américaine Leigh Claire La Berge réactualise l’héritage de la pensée marxiste pour poser les fondements d’un « communisme inter-espèces ». Entretien extrait du magazine n°42 d’Usbek & Rica, publié à l’hiver 2024. 

Considérer les chats, les félins et les non-humains comme membres à part entière du prolétariat et, partant de là, penser les conditions de leur émancipation comme classe. Voilà la proposition audacieuse de la théoricienne critique Leigh Claire La Berge, qui enseigne la littérature à l’université de la ville de New York (CNYU). Dans Marx for Cats (Duke University Press, 2023, pas encore traduit en français), elle montre que les félins ont toujours occupé une place centrale dans les représentations humaines, de l’époque féodale au capitalisme financiarisé contemporain. Racontée avec un angle orignal, cette histoire économique est l’occasion de dépoussiérer les principaux concepts du marxisme, en montrant que l’histoire des chats préfigure celle de la lutte des classes. 

Mais cet essai se révèle avant tout être un « bestiaire critique » grâce auquel Leigh C. La Berge synthétise une certaine « pensée du vivant », souvent jugée dépolitisante, de même que la critique matérialiste, dénoncée pour sa cécité vis-à-vis de l’exploitation des non-humains. En suivant la piste des chats et des félins, elle livre un plaidoyer politique pour des alliances inter-espèces face aux dérèglements climatiques, au nom d’un futur commun émancipateur.

Usbek & Rica : Retracer la généalogie féline du capitalisme : d’où vous vient l’intuition, très originale, de cet essai ?

Leigh Claire La Berge

Ce livre s’inscrit dans la continuité de mes précédents ouvrages qui s’intéressent, chacun à leur manière, à ce que produit la collision entre les formes économiques et culturelles. Dans Marx for Cats, je repars du constat que les animaux, notamment les chats, sont abondamment représentés dans les productions culturelles humaines, en particulier depuis l’avènement de la bourgeoisie au XVIIIe siècle. Et je formule l’hypothèse que cette filiation féline peut nous permettre de comprendre, en retour, l’histoire du capitalisme.

« Entre le XIIe et le XIVe siècle, les chats sont associés à la subversion politique et à la possibilité d’un retournement de l’ordre social par les marginaux »
Leigh Claire La Berge, théoricienne et professeure de littérature
Leigh Claire La Berge

Ce projet a d’abord pris la forme d’une série de vidéos, disponibles sur le site marxforcats.com. Puis, lors de la pandémie, j’ai plongé dans les archives pour essayer de collecter toutes sortes d’occurrences, et je me suis aperçue de l’ubiquité des chats et des félins dans l’histoire économique. 

On les retrouve au XVIIIe siècle dans l’Amérique des pionniers, à un moment d’intense spéculation financière – on parle alors de wildcat banking. Plus tard, au XIXe siècle, le terme wildcat (félin sauvage) connote négativement les mouvements de grève qui agitent les usines américaines – appelées wildcat strikes. Au XXe siècle, le parti révolutionnaire qui défend les droits des Afro-Américains prend l’emblème de la panthère noire. Il s’agit des Black Panthers. Et l’on retrouve cet animal sur les affiches de propagande de la Première Internationale des travailleurs. Explorer ces liens ténus entre l’histoire économique et celle des félins m’est apparu comme un terrain de recherche fertile.

Le titre de votre ouvrage, Marx pour les chats, pose les fondements d’un communisme inter-espèces. C’est une dimension que le marxisme historique, pourtant, a délaissée. Comment l’expliquer ?

Leigh Claire La Berge

Le marxisme est riche d’une vision politique transformatrice, mais il a effectivement été aveugle à la question animale. Il faut peut-être y voir l’influence, aux États-Unis, du post-structuralisme et de la French Theory (deux corpus de théories philosophiques et littéraires où la notion de déconstruction occupe une place centrale, portés en France par des figures comme Gilles Deleuze, Jacques Derrida ou Jean Baudrillard, ndlr). 

Cette domination intellectuelle a conduit à abandonner l’objectif politique d’une transformation radicale de l’économie et des modes de production capitalistes. Jacques Derrida s’était pourtant converti à l’étude de la question animale. Il revendiquait d’ailleurs le compagnonnage avec son chat, Logos… Toujours est-il que le clivage n’a pu être dépassé, et qu’il est grand temps de réunir ces deux traditions philosophiques.

Vous articulez lutte des classes et lutte des chats. Quels sont leurs points communs ?

Leigh Claire La Berge

Mon livre retrace 1 200 ans d’histoire et, à chaque carrefour historique, les chats sont présents. Au Moyen Âge, l’histoire des chats nous parle de féodalisme : les lions sont associés à la royauté – on pense au souverain britannique Richard Cœur de Lion ; les tigres sont exhibés dans les ménageries royales. L’histoire des félins nous parle alors de conquêtes, d’empires et de grandes routes commerciales.

Leigh Claire La Berge

Entre le XIIe et le XIVe siècle, le statut des félins évolue. Ils commencent à être considérés comme des êtres dotés d’une puissance subversive, les compagnons du diable. Les sorcières, les travailleuses du sexe, les philosophes, ainsi que les personnes jugées hérétiques par l’Église catholique sont stigmatisés pour leur proximité avec les chats domestiques. C’est le mythe du chat noir. On va jusqu’à mettre en place des procès pour chats. Ces derniers sont associés à la subversion politique et à la possibilité d’un retournement de l’ordre social par les marginaux. Les chats sont alors la figure politique du changement radical, ce qui rejoint la notion de lutte des classes.

Nombre de figures révolutionnaires, parmi lesquelles Lénine ou Kropotkine, ont entretenu des relations profondes avec leurs chats. Mais ce lien de camaraderie est encore plus explicite chez Louise Michel, Rosa Luxemburg et Angela Davis. Qu’a apporté la camaraderie féline à ces femmes révolutionnaires ?

Leigh Claire La Berge

La communarde Louise Michel raconte que son éveil politique est né de son enfance à la ferme, lorsqu’elle assistait aux souffrances des animaux. Lors de la Commune de Paris en 1871, elle raconte avoir sauvé un chat sur les barricades, et fait état de sa compassion pour celui qui deviendra son compagnon de route. Après son procès et son exil en Nouvelle-Calédonie, elle écrit de fréquentes lettres à ce chat, lettres que sa famille juge déplacées. À sa libération, elle se rend au Premier Congrès mondial des végétariens à Londres.

Si Louise Michel n’a jamais envisagé la possibilité d’une politique radicale inter-espèces, Rosa Luxemburg est une pionnière de cette cause. Lors de son emprisonnement en 1914, elle hésite longuement à prendre sa chatte avec elle. Elle va lui écrire par la suite des lettres d’une grande sensibilité. Elle considérait même les rares animaux de la cour de la prison comme ses camarades. Angela Davis a elle aussi été emprisonnée pour son engagement politique. Elle a écrit que ces années d’enfermement l’ont poussée à réfléchir à l’articulation entre les oppressions dont sont victimes certaines populations et la domination de l’homme sur l’animal. Ces années l’ont poussée à devenir végétarienne, puis végane. 

Ces exemples fournissent la matière pour penser la camaraderie entre hommes et félins. Le mot camarade permet de revendiquer une appartenance utopique à une communauté d’esprit révolutionnaire. À l’heure des dérèglements climatiques, des pandémies causées par l’action humaine sur l’environnement et par les systèmes agricoles industriels, nous devons penser ces nouvelles alliances politiques inter-espèces.

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Portrait de la théoricienne Leigh Claire La Berge © Leigh Claire La Berge

Vous vous attardez longuement sur la Révolution française pour en démontrer la « nature féline ». Que voulez-vous dire par là ?

Leigh Claire La Berge

Pour commencer, il faut dire que notre conception moderne de ce qu’est un animal de compagnie naît en France au cours des xviiie et xixe siècles, lorsque la bourgeoisie se constitue comme une force révolutionnaire qui guide la transformation du monde. Les chats sont représentés dans la peinture, la musique, les arts comme une allégorie de la liberté et de la civilisation en devenir. On pense ici au célèbre cabaret Le Chat noir, à Paris. 

Concomitamment, on retrouve des représentations félines dans la doctrine contre-révolutionnaire. Des figures comme Robespierre, Marat ou Babeuf sont associés à des tigres, ce qui a alors valeur d’opprobre. Les élites anglaises, américaines et allemandes observent alors la Révolution française avec horreur : elles évoquent le « gouvernement des tigres ». Il est aussi intéressant de noter que l’un des gestes forts des Jacobins est de s’attaquer à la ménagerie royale, libérant les félins du joug des rois de France. Par la suite, Napoléon Bonaparte s’approprie, lui, la figure du lion.

Dans votre essai, vous vous attardez également sur le cas d’Haïti où, au tournant du XIXe siècle, la figure du tigre est convoquée dans le cadre d’une des premières révoltes d’esclaves qui parvient à renverser l’ordre social…

Leigh Claire La Berge

À partir de 1791, le mouvement de révolte contre l’esclavage est mené en Haïti par des figures comme Toussaint Louverture et Jean-Jacques Dessalines, qui s’approprient la figure du tigre. Comme le chat avant lui, le félin sauvage devient le symbole de la liberté, de la lutte contre le racisme et le colonialisme. En 1804, Haïti devient une République indépendante. C’est un trope que l’on retrouve en Amérique latine lors des mouvements de rébellion contre le colonialisme espagnol, cette fois avec la figure du jaguar. Et bien avant cette époque, les peuples autochtones d’Amérique du Nord attribuaient déjà au lynx des propriétés mystiques censées les protéger de l’invasion coloniale.

« La nature des relations que nous entretenons avec les chats est héritière d’une tradition bourgeoise qui assigne les animaux à un compagnonnage domestique plus marqué par la sentimentalité que par la politisation »
Leigh Claire La Berge, théoricienne et professeure de littérature

Les chats sont aussi appréciés et utilisés par la droite conservatrice, notamment à l’époque contemporaine. La gauche marxiste n’a donc pas le monopole des félidés ?

Leigh Claire La Berge

La question féline traverse l’histoire des mouvements sociaux, mais il serait inexact de ne mentionner que les chats de la gauche radicale. Une penseuse comme Ayn Rand (romancière et philosophe libertarienne américaine, connue notamment pour son livre La Grève, ndlr) a publiquement écrit sur son amour des chats. Dans un éditorial célèbre intitulé « Barking Cats », l’économiste néolibéral conservateur Milton Friedman dénonce les instances de régulation américaines en les comparant à « des chats qui miaulent ». Quant à l’économiste Friedrich Hayek, il a intitulé son pamphlet anti-keynésien A Tiger by the Tail. Dans cet essai, il compare le phénomène de l’inflation à un « tigre », face auquel la seule parade serait l’austérité.

Aujourd’hui, quels obstacles nous empêchent de faire le Tigersprung (le « bond du tigre ») cher au philosophe Walter Benjamin, qui désignait par cette formule les éruptions révolutionnaires dans l’Histoire ?

Leigh Claire La Berge

Il me semble qu’il existe des intérêts financiers et entrepreneuriaux évidents à maintenir le statu quo du système agricole productiviste qui exploite les animaux comme les hommes. La COP28 a été l’occasion, pour le lobby de la viande et des produits laitiers, d’affirmer une position hostile à la remise en question de cet ordre social et économique. Par ailleurs, à un niveau individuel, la nature des relations que nous entretenons avec les chats est héritière d’une tradition bourgeoise qui assigne les animaux à un compagnonnage domestique plus marqué par la sentimentalité que par la politisation. 

Mais le changement radical est possible, l’Histoire nous le montre. C’est la raison pour laquelle je me fais l’avocate d’un nouveau type de camaraderie : une alliance politique avec les félins qui permette l’avènement d’un communisme inter-espèces émancipateur.